Par Fadéla Hebbdj, source de l’article Mediapart
Un esprit sommeille au-dessus d’un enfant éveillé. Son père et sa mère en deuil blanc l’enlacent. Bouches censurées et cils barbelés éteignent leur vue de lumière.
L’épouse est étreinte par son mari aveuglé. Le regard condamné, mutilé, amputé à coups de fils barbelés, ils s’aiment.
Mains tenants, ongles et doigts désarticulés et crochus, palpent d’autres bras, d’autres mains, caressent l’esprit scarifié de deux lignes partant du cartilage de l’œil gauche jusqu’au front. Un soubassement de bras humains retient cette famille. Des mains crochues recueillent des corps déchus.
L’enfant observe des êtres installés sur son ventre. Il joue avec eux. Un monde vivant le captive. Il épaule un petit peuple, incline sa tête vers les bras de ses parents pour le soutenir.
Au milieu à droite, une boule de neige est fermement secouée par quatre crocs pénétrants. C’est un miroir. Il se trouve à droite du tableau. Il reflète une nuit étoilée d’hiver. Des êtres surpris nous contemplent. La réverbération du ciel clair génère un silence. Derrière, l’univers infini… Derrière ce petit monde étrange, il y a l’infini…
A la question : «Qu’est-ce que l’infini ?» Lucrèce répond : «Le lieu de l’univers».
A l’intérieur du miroir, des visiteurs nous observent. Il en sort une autre main qui prend racine pour récupérer un fugitif.
Mon intrusion les étonne.
Un cœur blanc unit le couple. L’esprit est à l’intérieur. Il attend endormi, l’enfant. L’esprit se réveillera-t-il quand il sera grand ? En attendant, des mains et des bras supportent le miroir, supportent l’amour, supportent du bout des doigts, l’esprit, le miroir et le cœur blanc.
Des mains tiennent. Demain, les phalanges tendues, resserrées, déformées, porteront le testament des mondes, annonceront les simulacres de l’enfant. Maintenant, les figures du passé protègent les mariés. Une foule arrive sous le cœur et l’esprit. Le peuple entier est invité à la noce.
Derrière il y a l’infini sous ce contraste impressionnant entre de géantes âmes blanches et l’esprit paisiblement tapi au coin de la poitrine de l’épouse. Leurs timides respirations rythment le battement de l’œuvre.
Cette famille rescapée d’un camp de concentration tient grâce aux formes humaines invisibles, gardiennes de leur vie. Un autre contraste est frappant entre le mutisme et les bras en mouvement. La dimension dramatique du récit n’implique aucune désunion, aucune déchirure. La force du tableau est là : l’héritage brise le malheur du passé. Il faut avancer en baissant les yeux sur la cruauté des hommes.
L’autisme collectif apparent narre l’histoire, brasse des événements pour cristalliser l’amour.
D’où vient cet amour ?
Des ancêtres ? De ces ombres blanches qui suscite le danger pour certains, mais qui pour moi, sont les formes les plus réconfortantes qui soient ? De l’esprit souriant blotti contre la poitrine de la femme ? C’est d’ailleurs le visage que j’ai remarqué en premier. Est-ce les yeux des amoureux, clôturés au monde, cherchant à préserver la douceur du grand cœur ? Le sens du toucher est partout sur cette toile qui s’adresse avant tout à la vue.
Le jeu et la réflexion à travers la figure de l’enfant et de l’esprit qui l’accompagne, sur fond d’un désert blanc peuplé de lignes noires qui représentent les humains, établissent le lien. Il y a une puissance indescriptible dans cette œuvre.
Dans ses hexamètres dactyliques, Lucrèce invoque l’amour pour libérer le grand secret de la nature en vue d’éteindre la guerre.
«Je dis à présent que l’esprit et l’âme sont inséparables et font une même substance. Mais le jugement, que nous appelons esprit ou intelligence, en est pour ainsi dire la tête, et règne sur le corps entier. Il a sa demeure au milieu de la poitrine. C’est là, en effet, que bondissent la peur, le saisissement, ou la joie caressante : c’est donc là que l’intelligence, que l’esprit habite».
Selon Lucrèce, l’intelligence vit dans la poitrine. N’est-ce pas là que l’esprit se loge dans l’œuvre de Wissem Ben Hassine ? Et n’est-ce pas sur une poitrine que l’on se repose !
L’âme et l’esprit sont liés. Ils constituent une même chose corporelle. Et l’âme réside dans nos membres agités quand l’esprit la touche. L’esprit loge donc dans la poitrine qui meut l’âme.
«(…) tous deux sont de nature corporelle. Car ils agitent les membres et les arrachent au sommeil ; ils altèrent le visage des hommes, ils maîtrisent et bouleversent tout leur être ; mais ils ne peuvent agir sans toucher, ni toucher sans corps : avouons donc que l’esprit et l’âme sont une substance corporelle».
Le suprême sens du toucher éveille les corps des aveuglés.
«(…) et comme les yeux ou la tête souffrent les atteintes du mal sans que tout le corps endure le même supplice, de même le chagrin le blesse, la joie le ranime, tandis que son autre moitié dort au fond des membres, et que nul changement ne la trouble».
Ce n’est pas un esprit apeuré qui siège sur la poitrine de la femme, mais un esprit assuré, confiant, défait de la peur. L’esprit est apaisé. Sa grave légèreté se dissémine jusqu’aux bleus noirs des corps, lui qui a aussi les yeux fermés. La poitrine féminine habitée par l’esprit ne dissimule aucune crainte, aucun froid qu’inspire le fond des âges, malgré les yeux des amants sans lumière, plongés dans l’éternelle nuit barbelée.
«Pour empêcher la vie de rompre ses barrières, les esprits ont plus de force que les âmes : ce sont les rois de la vie. (…) Eût-on coupé, déchiré, mutilé tout ce qui les enveloppe : ce tronc humain eût-il perdu de son âme, fût-il dépouillé de ses membres, il vit, il respire le souffle vivifiant des cieux ; et, pourvu que son âme ne lui soit pas arrachée tout entière, la moindre parcelle retient et enchaîne la vie».
La tendresse règne dans la matière. Elle règne sur tous les petits mondes qui virevoltent autour de l’enfant.
«Que tes membres sacrés d’un long embrassement. Enveloppent, déesse, enivrent ton amant ! (…) Quel esprit serait calme en ces temps agités»? Poursuit Lucrèce.
L’esprit dans l’œuvre de Wissem l’est, à demi caché par un miroir où jouent de drôles de personnages. Sa sérénité inquièterait les partisans de la guerre. Pour moi, elle assure l’existence d’une intelligence veillant au bonheur des amants.
A l’intérieur du miroir, discrètement tenu par l’homme, demeure un autre petit monde. L’homme cherche à détourner notre attention. Il cherche à nous cacher l’esprit. Ce geste exprime sa volonté de préserver le lieu sacré de l’esprit. Qu’a-t-il donc à craindre ?
La désunion ? Les embrassements sont si bien enracinés et si nombreux, qu’il n’y a aucun risque de cassure.
«Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie, sous la religion l’on vit ramper la vie».
Louant Epicure d’avoir bravé les dieux en perçant les portes de l’infini, Lucrèce écrit dans De Natura Rerum : « De son hardi voyage il nous a rapporté la mesure et la loi de la fécondité»
Dans l’œuvre de Wissem Ben Hassine, il n’y a aucun asservissement mais des enlacements perpétuels, des étreintes aux mains gigantesques perquisitionnant des mondes infinis. La vie, la loi de la reproduction est liée au charnel pouvoir de l’esprit endormi sur le sein de la femme, enchaînée par de solides amitiés.
«Rien n’est sorti de rien, rien n’est l’oeuvre des dieux. (…) nous ne naissons pas sans le secours des morts».
L’homme et la femme sont nés de ces figures en rang armées, placées derrière eux. De blanches figures solidifient l’épaisseur de leur amour. Les morts sont présents. Ils prennent soin d’eux, les protègent encore. On les aperçoit dans la toile, dessinés l’avenir de l’enfant.
Tout est matière même le silence.
«Et les hommes sont morts avec ce qu’ils ont fait. (…) ll faut qu’à toute mort
survive un fondement inaltérable et fort». Ecrit Lucrèce.
Et toujours vivants dans l’éternité des atomes, ils peuvent encore réalisés au sein du vide illimité, des unions. Seuls l’enfant et les petits êtres voient. Des dizaines de points noirs scrutent notre environnement. Une vie intérieure affective nous regarde. Des mondes unis dans l’infini de l’univers examinent les spectateurs avec étonnement.
Ce tableau à l’encre de chine de Wissem Ben Hassine raconte l’histoire d’un mariage heureux au passé enseveli et d’un enfant jouant avec des milliers d’êtres surprenants.
Cette œuvre garde la trace de faux camps d’internements davantage associés aux pratiques concentrationnaires oubliées par les historiens, mais rappelés par des formes humaines aux bras et aux mains déformées par la guerre.
L’esprit engage un jeu. L’enfant répond à ses intentions. Il est le pantin d’un intellect qui fait mine d’être endormi. Les parents aveugles convergent vers l’intérêt de l’enfant et de l’esprit : jouer dans l’innocence de la pluralité des mondes.
J’ai choisi des extraits de la traduction de 1876 de André Lefèvre parce que son lapidaire préambule du Natura Rerum exprime un respect au caractère archaïque du texte de Lucrèce et souhaite aux lecteurs, une paix intérieure aux heures de grands confinements.